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Photo du rédacteurClaire Avelyn

Pythéas

Dernière mise à jour : 12 mai




Il faut partir. Partir vraiment. Ne pas faire semblant de partir, ne pas essayer de partir, partir. Tout quitter, tout plaquer, se détacher des liens des repères et des croyances de ces gens qui parfois te font du mal sans le savoir sans le vouloir, c'est pas leur faute. Ce n’est pas la tienne non plus.
Pars, je veux dire, accepte de ne jamais revenir. Approche-toi du bord, les orteils tous bien appliqués sur la pierre en angle vertical et serrés jusqu'à ce que blanches les jointures apparaissent. Ne regarde pas en arrière ne te dis pas, pourquoi je fais ça ? qu'est-ce qu'il va se passer ? est-ce qu'on peut savoir ? qu'est-ce qu'on va en penser ? et puis au fond tu pourrais très bien rester. On est bien ici. Ca serait plus simple de rester. Ici. De faire comme les autres, ceux que tu crois volontiers qu'ils n’ont pas d'histoire à raconter, qu'ils ne sont pas curieux, qu'ils ont une vie intérieure morne – ça t'arrange de le croire, tu te sens spécial – même si tu sais que ce n'est pas vrai, peu importe le vrai, le faux, question de point de vue, la vue, d'ailleurs, c'est à peine si tu la vois, de là où tu es perché penché jusqu'à ce point limite, celui que les oiseaux affectionnent, celui où ils restent un quart de seconde immobiles avant de basculer sans ouvrir les ailes tout de suite, on dirait, ça les amuse de se faire peur et de sentir ce que ça fait de tomber comme une pierre.
Tu pourrais rester là et t'assoir sagement, et regarder le ciel et la mer et les montagnes. Maintenant que tu es adulte tu pourrais rentrer à la ville et rejoindre les autres qui fourmillent dans les ruelles et les places publiques, qui parlent fort en promenant leur habit bordé et certains avec ce mouvement vers l'arrière qu'ils ont comme de toujours vérifier qu'ils ont bien la colonne vertébrale déroulée droite pas comme les esclaves, les barbares ou les femmes qui se posent pas la question, ce qui fait la différence justement c'est de se poser la question. Un jour tu t'es surpris à l'avoir, ce mouvement, en pleine conversation, là – à vérifier que tu es au maximum de la hauteur que tu peux atteindre et ça parlait sans doute de tes cours de mathématiques et de ta réputation de savant, et tu t'es redressé comme ces hommes dont tu te moquais quand tu étais enfant – ferme les yeux avance-toi encore, si tu veux, si ça te fait croire qu'il n'est plus temps de changer d'avis, – mais ça t'apportera rien.
Il faut sauter, là.
Il faut sauter.
Et pourtant tu es comme tous, tu as une famille et des amis, tu es marié peut-être, tu es peut-être amoureux d'un regard et d'une manière souple de se déplacer sous les étoffes, mais c'est facile de tomber amoureux comme ça, ça n'empêche pas de partir.
Quand tu étais petit, tu sautais à pieds joints dans la mer, tu as bien sûr toujours envie de le faire, mais pas à Massalia, parce qu'il faut y garder une figure. Ni nulle part où tu as l'habitude de poser pied d'ailleurs, toujours pour la figure. Tu en connais quelques-uns, des rivages, tu en as rêvés beaucoup d'autres, à écouter sur les ports les autres marins et leurs accents de roulis et de rocaille. Tu ne le fais plus, sauter pieds joints dans la mer d'une hauteur impossible, toujours plus impossible, mais tu as gardé en toi ce gout du risque, ce plaisir de te laisser pénétrer par la peur une seconde avant d'y aller. La peur du froid, la peur du choc, de la rupture, des blessures, de la mort peut-être, juste assez et pas longtemps, juste assez pour d'un coup jeter derrière soi tout ça, comme tu as jeté le vêtement et les sandales, les laisser sur le caillou en amas mou et ramassé et partir quand même. Le silence, soudain, qui rallonge le temps, qui n'est pas réel, juste un effet de la peur délicieuse qui t'inonde la tête, du vent dans les oreilles jusqu'aux racines des cheveux et l'eau glaciale qui te rattrape, qui te gobe, te dévore et te fait croire que c'est fini, cette fois-ci, c'est trop profond. Tu sens l'eau glaciale sur ton petit corps d'enfant tout nu. Tu sais qu'elle te saisit avec ses mains de fer, surtout les mains, les pieds, le cou et la tête, toute la peau sur la tête qui se presse, brutale et froide, sur l'os du crâne.
Et ça va plus loin encore, plus profond. Mais déjà tu ralentis.
Bientôt, tu te rends compte que rien ne t'attache.
Et tu peux à nouveau déployer tes bras, t'appuyer sur l'eau comme un oiseau sur l'épaisseur de l'air, comme sur une amie qui te mène à la surface. Et le premier souffle, tu l'adores, le premier souffle après, il se confond avec éclat au cri et au rire que la mer dans son étreinte, aurait pu étouffer.



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