Il faudra encore aller plus loin, poser les deux mains bien à plat sur ton visage, geste jamais esquissé, ton visage rugueux tes yeux que je rencontrais parfois dans la rue, seuls, sans le reste du visage et sans en connaître la couleur, parce que tu prends ton temps pour regarder les gens sans les brusquer, les gens comme les choses, pour toi, il y a peu de différence, tu passes sur eux comme on effleure une plante, parfois plusieurs fois, ayant l'air de passer tu entres à l'intérieur, comme cela, sans pudeur, sans excuse, avec un sourire, et voilà ton visage qui se dilate et s'étire comme un vieux masque qui glisse, à présent que j'aurai les deux mains bien à plat sur ton visage, prisonnier le sourire, retiré le masque comme une vieille chose tu n'auras plus de secret pour moi ― je sais à peu près quelle forme ont tes yeux, tu sais c'est difficile, dans la rue j'ai cru les voir partout, ils étaient flous, il avaient perdu leurs contours comme la rivière gonfle brise tranquillement ses digues et part à l'aventure, alors ils sont là, vagabonds, hésitant au coin des rues, cherchant un visage qui ressemble au tien, un à un ils essayent les visages comme on enfile au hasard un vêtement prêté, ils se serrent pour ne pas déborder, je l'ai fait, les deux mains bien à plat sur ton visage et les deux yeux dans les tiens ― j'ai voulu connaître le goût de la rivière, j'ai sauté de très haut, je n'en finissais pas de tomber, je n'ai pas fini, j'ai retiré mes chaussures, celles qui me faisaient mal, qui font du bruit quand je marche, mes chaussures de dame, j'ai marché pieds nus dans la boue, pieds nus sur les pierres, pieds nus dans le sable et chaque fois un peu de terre et de pierres et de sable s'est glissé dans les chaussures, j'ai cessé de me maquiller, cessé de me coiffer, je sais bien que je suis plus belle ainsi, je le vois dans tes yeux qui s'arrêtent trop longtemps sur moi et tu souris, tu t'excuses de t'être attardé, tu veux faire croire que tu étais perdu dans tes pensées et que ton regard s'était posé là par hasard, j'ai suivi Mira sur le chemin de pierres dans sa course après les étoiles, elle m'a donné la main pour me guider comme cela, sans rien dire, d'autorité, ce geste là on ne peut pas le lui voler, si elle donne, c'est parce qu'elle le veut bien, elle aime parfois se montrer magnanime ; j'ai sauté dans la rivière, le goût fade de cette eau sur mes lèvres, cette eau fade dans ma bouche, je t'ai embrassé, toi on peut te voler, tu ne dis rien, tu as le goût de la rivière, ce goût d'eau douce un peu âcre à cause de la terre ; je n'ai plus peur de me mettre en danger, avant j'évitais les surprises et les hasards, je préférais être seule, n'avoir que ma voix qui me chuchotait de bien faire attention, je refusais les autres voix, les voix des autres qui me pressaient et me déconcertaient, surtout la tienne, voix grave et chantante, et qui roule comme l'eau sur les pierres et qui toujours se déverse, j'avais fermé les portes, empêché les autres d'entrer, visage verrouillé, quand je parlais je ne regardais pas les visages, j'avais peur leur effet de miroir, je posais mes yeux un peu plus haut, je prenais un air occupé, j'étais vraiment très occupée, je vivais dans un monde où les gens n'avaient pas de visage, aujourd'hui ils portent le tien, ton visage, je m'en souviens, je l'emporte avec moi où que j'aille et quand je suis seule, je prends le temps de le regarder, je le regarde, j'en redessine les traits, j'en teste la souplesse, toutes les grimaces qu'il peut faire, je m'y noie, ton goût âcre et froid qui coule en moi, tu as le goût de la rivière.
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