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Photo du rédacteurClaire Avelyn

Lettre d'Antarctique

Terre de Petermann, milieu d’avril1908


Mon Gustin,

J’ai du mal à croire que je suis en train de t’écrire. Ici, il fait tellement froid au dehors que c’est comme si, en sortant de la bicoque qui me sert de logement, je me transformais peu à peu en bonhomme de glace : d’abord les orteils, les doigts, le nez, puis tout doucement ça remonte jusqu’aux mains, aux poignets, aux pieds, aux chevilles, et les mollets. D’abord ça tire et ça crie à l’intérieur de moi comme si c’était en train de mourir, puis plus rien. Plus rien avant de retourner auprès du feu à ranimer chaque membre l’un après l’autre, doucement rappeler le corps à la vie. 
Je me laisse embarquer à parler du froid, frérot. C’est ça d’écrire des lettres, on a personne pour nous interrompre, on se laisse aller à dire des choses qui n’intéressent que nous et c’est sûrement pas pour prendre des nouvelles de mes doigts de pieds que t’as ouvert cette enveloppe.
Tu dis que chez vous, les oiseaux sont sur le départ, que la maison est vendue, que chacun fait ses malles pour s’en aller dans son chez-soi à lui, faire comme moi, partir et jamais revenir. Ça, mon vieux, c’est de mauvaise foi. J’ai jamais dit que je reviendrai pas, seulement les voyages c’est comme écrire une lettre. On commence, on se laisse embarquer, on préfère pas dire quand on s’arrête.
C’est pas bon, de rester assis trop longtemps dans la poussière des souvenirs. Ça tourneboule, ça rend malade, mais je sais bien que c’est pas pour faire plaisir à tout le monde, votre départ. Je pense au Thibault qu’a toujours aimé son chez-lui, et qui doit avoir le cœur crevé de quitter sa maison d’enfance, et le vieux chêne qu'il aime, tout de travers, comme s’il avait poussé au milieu d’une tempête. Quand je me rappelle, Thibault et cette maison, toujours, je l’imagine perché comme un pinson au milieu des branches. On le voyait pas, mais on savait qu’il était là, à fleurter avec les oiseaux et les fourmis. Ça nous faisait rire à l’époque.
Montagnes d'Antarctique, expédition scientifique
Au moins, vous avez pu trouver un nouvel endroit où vivre après l'accident. Il a pas tort, le Thibault. Nous les humains, on est comme des oiseaux. On s’en va d’une branche à l’autre en se croyant libre d’aller, mais si on a pas où se poser, on bat de l’aile, on s’épuise et il y aurait plus qu’à se laisser aller à couler dans la mer. Je veux dire : si le monde, c’était rien que la mer qu’on ne pouvait pas poser pied, nulle part. Imagine. 
Au fil des mois, je deviens de plus en plus dingue. Les autres sont partis de leur côté faire des relevés et des études et moi je reste. Je surveille le navire, comme si pouvait y avoir des pirates pour nous le voler. C'est bien la peine d'aller si loin, si c'est pour rester tout au bord du monde et toiser des montagnes tellement blanches qu'on les croirait bleues, que j'en ai mal aux yeux. Fixer les montagnes, c'est comme fixer le soleil, au bout d'un temps on a comme un trou dans le regard, et quand on le déplace, le regard, le trou se déplacer avec lui, qui aspire le monde sans s'arrêter.
On nous a dit que c’était normal, que l’Antarctique, ça finissait par nous monter à la tête, qu’on se mettait à rêver en blanc et noir, à voir des montagnes qui s’avancent vers nous et ouvrent grand leurs gueules en gémissant si fort que toute la glace autour se met à grincer. La terre est un géant infesté de bestioles qui vivent en le grignotant de partout. Comme le chêne du Thibault, avec ses oiseaux et ses fourmis. On fait notre vie, on se sert, on se promène dans tous ses coins, même ceux qui semblent être interdits. Les trop froids, les trop blancs. Et on croit, parce qu’on la sent pas rouler sur elle-même, parce qu’elle est beaucoup plus lente que nous, la terre, on croit qu’elle est morte ou bien qu’elle dort profondément.
Mais de là où je suis, je l’entends qui crisse, qui frémit, qui bâille, qui grogne dans son presque sommeil et peut-être un jour, elle ouvrira un œil irrité et se retournera sur elle-même d’un coup brusque pour chasser la vermine et voilà. Y aura plus qu’à réécrire l’histoire depuis le début. Ce sera bien fait pour nous.
Hier, j’ai parlé à un manchot. Il m’a répondu en claquant du bec et en se dandinant. C’était bien une sorte de réponse parce que je suis sûr qu’il aurait rien fait de tel si j’avais pas été là à lui parler. Au bout d’un temps, j’étais satisfait. Satisfait d’avoir utilisé ma voix et fait des phrases et dit ce qu’il y avait à dire. Même si c’était rien de bien important, que du bavardage. Je l’ai remercié, je lui ai dit “C’était vraiment merveilleux de vous rencontrer”. Et il a hoché la tête et s’en est allé trotter ailleurs.
Croyez bien que je pense à vous et que j’ai vraiment hâte de revoir vos têtes, de découvrir tout ce que vous avez réussi à accomplir pendant que je gèle, et que je rêve et que je deviens fou. 

Je pense à toi, et aux autres, je vous embrasse,
 

Martin.

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