Bell n’aurait pas été une bonne héroïne de contes de fées.
C’était ce qu’elle imaginait en dévorant les livres de contes de la bibliothèque royale. Cette pensée ne l’empêchait pas de les lire tous, dans l’ordre, et méthodiquement, car Bell était ainsi : tout ce qu’elle entreprenait, elle le faisait jusqu’au bout, dans l’ordre, et méthodiquement.
Ce qui lui faisait croire qu’elle ne serait pas une bonne héroïne, c’était d’abord qu’elle n’était pas jolie. Toutes les héroïnes, dans toutes les histoires qu’elle lisait, étaient jolies. Et minces. Et la plupart du temps, elles avaient de longs cheveux. Bell n’était ni belle ni mince. Ses énormes lunettes réduisaient ses yeux à la taille d’un scarabée. Ses cheveux châtains étaient si fins qu’elle avait dû les couper court. Son filet de voix si ténu qu’un coup de vent pouvait le rendre imperceptible.
Bell avait dix-sept ans. Elle était l’aînée de cinq sœurs, toutes plus ravissantes les unes que les autres. On sait bien que l’héroïne, c’est la plus jeune, la plus belle, la plus aimable, celle à qui tout arrive et qui épouse le prince charmant. C’était normal. Les sœurs plus âgées commettaient les erreurs auxquelles la dernière échappait. On les oubliait vite.
Cela paraissait d’autant plus évident à Bell que sa plus jeune sœur était son héroïne, la seule qui lui parlait vraiment, venait la voir quand elle était triste, s’accrochait à son cou sans raison, parvenait à la faire rire. Elle lui inventait des coiffures complexes qu’elle tressait avec délicatesse, et Bell se laissait faire. Quand la coiffure était terminée, Elena ne cessait de l’admirer en vantant ses doigts de fée, et Bell ne se reconnaissait plus, avec sa nouvelle tête.
Elena était menue, chantait à ravir, ses cheveux lui couvraient les épaules comme un manteau de fils d’or, ses yeux pétillaient telle une eau vive, elle dansait à tout moment pour le plaisir, pour aller chercher un bonbon au fond d’un placard, pour attendre, pour exprimer sa joie, pour réclamer un câlin. Bell était folle d’amour pour Elena.
Comme il y a toujours quelques ratés chez l’aînée, Bell, très jeune, avait porté en elle un petit crabe invisible à l’œil nu, qui ne cessait de grossir et la dévorait lentement de l’intérieur. C’était de ces maladies qui se contractaient sans qu’on sache pourquoi ni d’où elles venaient. Il avait déjà habité l’intérieur de sa tête, ce qui l’avait rendue complètement myope. Il s’était faufilé vers ses cordes vocales, ce qui lui faisait une voix très aiguë. Ses autres sœurs, quand elles parlaient d’elle, ne pouvaient s’empêcher d’imiter sa voix flûtée. Ensuite elles pouffaient de rire. Ce n’était pas méchant. Bell faisait semblant de ne pas s’en rendre compte. Seule Elena ne se moquait pas. Toutes les deux passaient des heures ensemble, le soir, à se lire des histoires, blotties l’une contre l’autre.
Des médecins en longues robes venaient la voir tous les jours, munis d’un tas d’instruments de mesure et d’optique. Il y avait des loupes, avec un nombre incalculable de lentilles de toutes les couleurs : des bleus ciel d’automne, des verts bouteille-à-la-mer, des roses tendres de pétales en boutons, des oranges acidulés aux reflets d’or, des verres irisés qui changeaient à la lumière. Toutes ces lentilles, les médecins les tiraient d’une valise en velours noir, et les inséraient dans leurs instruments d’optique. Il y avait aussi des microscopes portatifs qui se dépliaient comme des longues-vues, et dont la dernière lentille était si fine qu’elle avait à peine la taille d’une goutte d’eau. Quand ils croyaient avoir identifié le crabe, ils sortaient de minuscules ciseaux d’argent, et lui coupaient le bout de chair sur lequel le crabe semblait s’être installé. Ça faisait mal. On lui disait que c’était normal, que ça irait mieux après.
En vérité, ils ne réussissaient qu’à le déplacer. Bell leur pardonnait volontiers, parce qu’ils étaient nombreux et consacraient beaucoup de temps à son crabe. Ils faisaient sûrement leur possible.
Ses journées, elle les passait donc dans son lit à lire, avec ses lunettes en culs de bouteille qui lui faisaient des yeux si minuscules qu’on ne voyait pas qu’ils étaient bleus. Il lui semblait que c’était ce qu’elle avait de mieux à faire, en attendant que les médecins trouvent une solution.
On disait de Bell qu’elle allait continuer à grossir et qu’elle ne vivrait pas longtemps. Bell le savait. C’était Elena, la vraie princesse. Pas elle.
Mais, un jour, il se passa deux événements qui changèrent l’histoire de Bell.
Le premier, c’était qu’elle avait fini de lire tous les livres de la bibliothèque, jusqu’aux encyclopédies et aux dictionnaires. C’était quelque chose, parce que la bibliothèque en question était la plus grande du royaume et que tous les livres qui avaient été écrits à cette époque-là y figuraient, ou du moins, c’était ce qu’on disait. Certains livres qu’elle aimait, elle les avait lus plusieurs fois et les connaissait par cœur.
Le deuxième, c’était que les médecins avaient localisé le crabe sous son ventricule gauche, et qu’ils se consultaient à ce moment même pour fixer la date d’une prochaine intervention.
Malgré son caractère raisonnable et coopératif, l’idée qu’on lui découpe un bout du cœur lui répugnait. Elle ne pouvait y songer sans qu’en elle quelque chose se mette à remuer, la jetant ailleurs. Ailleurs que là où elle était. De son lit à un coin de sa chambre. Du coin de sa chambre à la bibliothèque, de la bibliothèque au couloir, d’où on avait tôt fait de la renvoyer dans sa chambre. De là, elle s’asseyait près de la fenêtre et collait sa joue contre la vitre fraîche. Des forêts, des montagnes s’y dessinaient, des toits bruns et gris avec parfois des fumées, qui traçaient dans le ciel des nuages éphémères vite soufflés par le vent. Un lambeau de mer transparent était coincé entre deux sommets. Droit devant elle, une montagne s’élevait vers le ciel à une hauteur invraisemblable, pointue, tordue comme un vieux chapeau. C’était le Pic de la Sorcière. Personne n’y allait. On évitait même d’en parler.
S’il n’y avait plus rien à lire, à quoi bon rester chez soi ?
La veille de l’opération, Bell se leva de son lit, sortit de sa chambre sur la pointe des pieds, décrocha avec précaution son manteau et son foulard préféré dans la penderie, s’empara d’un sac à dos, glissa un morceau de pain, du fromage, et quelques pommes, saisit une gourde. Elle laissa un mot pour ses sœurs et ses parents, en leur expliquant qu’elle n’allait sans doute pas revenir, et qu’elle les aimait. Elle avait eu du mal à écrire ces derniers mots, mais elle s’y résolut, peut-être par convention, ou parce qu’il fallait bien le dire une fois dans sa vie, ou elle pensait que le fait de dire les choses allait déclencher une sorte de mécanisme silencieux qui rendrait cette affirmation vraie et réciproque, et c’était ce qu’elle voulait, au fond. Au fond, elle avait peut-être raison. Malgré cela, ce mot était froid et laconique. Les relations qu’elle entretenait avec le reste de sa famille avaient toujours été compliquées. Ils se montraient distants, alors elle aussi.
À Elena, c’était plus facile d’écrire « je t’aime », car elle le lui disait souvent, et Elena répétait « je t’aime » comme on dit « bonne nuit ». Elle lui avait écrit une lettre plus longue : si elle avait le cœur lourd, y confiait-elle, ce n’était pas seulement parce qu’il se sentait en danger, c’était aussi parce qu’elle, la petite Elena, avec sa voix vive, ses mains de fée, et ses câlins d’oiseau, allait lui manquer.
Elle posa ses lèvres sur la lettre, la glissa sous la porte de la chambre de sa petite sœur, et sortit sans faire de bruit.
Comentários